JÉSUS LA BARBOUILLE
– Pourquoi tu arrives si tard ? Elle m’a demandé ça avant de dire bonjour. Elle avait sa tête qu’elle a quand elle me gronde. Heureusement, Bill a dit aussitôt :
– Viens voir les peintures.
J’ai dit comme prévu :
– J’ai perdu les tickets de métro et je suis venu à pied.
Comme ça fait un bout de chemin, ils ont trouvé ça normal, elle a quand même ajouté que je pourrais faire attention à mes affaires mais elle m’a cru ce qui était le principal.
J’ai regardé les nouveaux tableaux qu’il avait faits dans la semaine, il fait toujours pareil, des grandes giclées et des petites gouttes partout, il m’explique des choses avec un accent formidable et je n’y comprends rien. J’ai mangé ma pizza froide et elle m’a dit que ça m’apprendrait à être en retard.
Le temps dehors s’est couvert, le soleil a disparu et c’est devenu un peu gris violet et en fin de compte on n’est pas sortis.
Je n’ai presque plus pensé au hold-up du matin. Tout cela était vieux déjà, vieux comme le monde.
Bill m’a emmené dans la pièce où il y a la verrière et tous ses tableaux. C’est celle que je préfère. Il s’est mis à barbouiller une sorte de colle blanche sur un panneau d’isorel et il a dit :
– Si tu veux en vacances, tu feras de la peinture avec moi.
Je m’embêtais un peu et il a dû le sentir parce qu’il s’est arrêté, le pinceau en l’air.
– Tu n’aimes pas la peinture ?
Je n’y ai jamais pensé. On me demande souvent ce que j’aime et ce que je n’aime pas et je n’en suis jamais vraiment sûr. Dans un sens, j’aime bien la peinture et dans un autre non. Je trouve que Bill fait de la peinture qui lui ressemble : un peu sale, un peu tachée, et puis c’est flou aussi comme son visage. Avec sa barbe, ça fait drôle, ça fait comme une photo pas nette. Je ne sais pas ce que Maman lui trouve. Je sens qu’avec lui, je peux faire ce que je veux, pour ça, il est pas embêtant. Il dit qu’il faut que les enfants fassent des expériences et s’il me voyait descendre une falaise à Pic, il dirait que c’est bien, au fond on ne peut pas compter sur lui. Des fois, il sent un peu mauvais aussi.
C’est l’essence pour nettoyer la peinture qui fait ça.
– Tu es content de venir en Ardèche ?
Alors là, mon pote, si tu crois que je vais y aller… Je n’ai pas répondu et j’ai tapé un peu sur le tambourin qui est derrière la porte. C’est une maison pour les artistes, il y a des coussins avec des grandes fleurs et des posters partout, des femmes nues comme dans les films du Majestic mais c’est différent elles ont des chignons et ça fait ancien, mais elles sont vraiment nues, ça, on ne peut pas dire le contraire. Je regarde Bill préparer ses couleurs : il les écrase avec de l’huile sur un truc en marbre, on dirait qu’il tourne la salade. C’est un drôle de type parce que lorsque je venais les dimanches au début, il devenait tout rouge quand il me voyait, il était gêné comme tout, et puis après, ça lui a passé.
– Tu aimes bien peindre ?
C’est bête de demander ça à un peintre mais il faut bien dire quelque chose pour le mettre à l’aise.
– Je n’aime que ça.
Il s’est lancé dans un discours où il m’a expliqué qu’à New York, il était resté plus d’un mois sans sortir, à faire des tableaux sans arrêt et qu’il vivait dans une cave, sans montre et il ne savait plus si c’était le jour ou la nuit.
Maman est arrivée à ce moment-là et a dit : « Merveilleux ! Merveilleux ! ». Moi je ne vois pas ce qu’il y a de merveilleux dans tout ça. Je crois qu’il a de gros progrès à faire parce que comme taches, c’est réussi ! La mère Carpentier en tomberait raide si elle voyait ça, quand je fais un pâté de rien du tout sur le cahier, on dirait qu’on l’égorge, alors là, dis donc, qu’est-ce qu’elle hurlerait ! Surtout sur le grand du fond : il tient tout le mur et il y a au moins deux cents kilos de peinture dessus, il a dû la jeter avec des seaux et ça a dégouliné.
– Et tu gagnes des sous avec tout ça ?
– Sometimes.
– De quoi ?
– Quelquefois. Quand je fais des expositions.
C’est quand même curieux qu’on expose des choses pareilles. Enfin, tant mieux pour lui.
Qu’est-ce que Franck peut faire en ce moment ? Il est peut-être sorti avec Jeanine.
– T’as vu des Indiens en Amérique ?
Je lui ai demandé ça sans grand espoir, plutôt pour dire quelque chose parce que je suis sûr qu’il n’en a jamais vu.
Il vit dans sa cave ce mec, et puis je sais bien qu’il n’y a plus d’Indiens, presque plus.
– J’ai eu un copain sioux à l’Université.
Ça m’a scié. On en a parlé un peu mais rien d’excitant :
C’était un Indien sans plumes qui faisait des études d’avocat et qui habite Montpellier. Ça m’a déçu : un Sioux à Montpellier, ça fait drôle. C’est toujours comme ça avec Bill, jamais d’aventures, de trucs intéressants, il peint, c’est tout. Il me donne pas envie de chahuter, si je lui raconte des histoires de l’école où on se bagarre et tout ça, il dit qu’il faut aimer les autres. Il est un peu chrétien. Je vais essayer quelque chose.
– Tu sais pas ce que j’ai fait ce matin ?
– Je ne sais pas.
– Un hold-up.
Il me regarde vaguement et se gratte la barbe. Il ne sait pas ce que ça veut dire « hold-up ». Ça, c’est la meilleure ! Un Américain !
Enfin, il comprend et fait son sourire doux.
– C’est très bien, Laurent, c’est très bien.
Et crac, il met les pinceaux dans la térébenthine et sifflote.
Pauvre mec, va. C’est pas la peine d’insister, il est borné comme tout. Comme Franck d’ailleurs. Mais attends ce soir, attends ce soir…
Ça tombe dur à présent. La pluie frappe sur la verrière, ça tambourine et c’est devenu tout vert comme si on était des poissons. C’est un aquarium son atelier. Tout à l’heure, on va se mettre à nager.
– Tu veux dessiner quelque chose ?
Je ne sais bien faire que les cow-boys. Franck aussi sait bien les faire, mais il fait toujours le même, un gros avec des points pour marquer qu’il est pas rasé et une Croix sur la joue pour montrer qu’il a un pansement. En dessous, il marque Laurent Lanier, wanted et un chiffre avec des tas de zéros jusqu’au bout de la feuille. Je vaux drôlement cher.
Je dis :
– Papa sait bien dessiner les cow-boys, et toi ?
Il s’assoit par terre les jambes croisées, tout voûté – qu’est-ce qu’il est maigre ce type.
– Pas très bien, dit-il, il t’en dessine beaucoup ?
– Tant que je veux.
Il hoche la tête longtemps, comme un âne, et puis sans qu’il y ait un rapport, il me redemande.
– ça te plaît d’aller avec nous en Ardèche ?
Parfois dans ses pupilles, ça fait une lumière, la plupart du temps, c’est éteint, mais parfois il rallume. Il ressemble à Jésus alors. Mais un Jésus sale et pas tant musclé.
J’ai presque eu envie de lui dire de pas se faire de bile, que de toute façon, j’irai pas.
En classe, la mère Carpentier nous fait toujours des textes sur la mère. Des mères qui font des choses gentilles à leur enfant, qui les sauvent de la noyade quand il y a des inondations : on voit un dessin avec une belle femme en tablier qui saute dans une barque comme une sportive et elle a son enfant tout serré. Il y a eu aussi la leçon de morale où la maitresse a dit qu’il fallait aimer sa mère et obéir, et lui faire des petits plaisirs.
Moi, je préfère Franck.
Et puis elle a Bill maintenant, mais même avant qu’elle parte, je préférais Franck. De toute façon, c’est lui ma mère parce qu’il faisait tout à la maison. Même la cuisine et repasser, il sait tout faire.
Maman est arrivée avec le plateau pour le thé avec des gâteaux. Dans un sens, elle est gentille aussi quand elle veut, mais c’est rare. Quand elle était à la maison, j’étais pas malheureux mais je commençais à me marrer seulement quand papa rentrait. Maintenant, c’est drôlement mieux. On mange par terre, à moitié allongé. Ça, c’est le style de maman, elle adore ça : elle met des grandes robes de toutes les couleurs, elle a son paquet de Gauloises, des mégots partout autour d’elle et elle boit du thé sans arrêt avec des biscottes pour pas grossir.
Je la regarde. Elle a toujours le même geste pour écarter les cheveux qui lui pendent sur la figure parce qu’ils sont très longs, très très longs jusqu’aux fesses par-derrière.
Franck a dû la trouver belle puisqu’il s’est marié avec. Et Bill aussi doit la trouver bien. Moi, c’est pas le genre de femme que j’aurais, elle dort tout le temps, des fois je rentrais à quatre heures et demie et elle était encore couchée. Et puis elle n’aimait pas faire les commissions.
Pendant que je bouffe mes biscuits secs, ils discutent de peinture. Je ne savais pas qu’elle s’y connaissait. Elle s’y connaît peut-être pas d’ailleurs, mais enfin elle en parle.
– Tu veux qu’on aille faire un ping-pong ?
Dès qu’il sent que je m’ennuie, il dit ça. Alors on descend et on va à la grande brasserie deux rues plus loin et on fait des parties, mais aujourd’hui j’en ai pas envie. La pluie s’est arrêtée.
– Je vais profiter qu’il pleut plus pour rentrer.
Elle ne dit rien et me regarde. Je veux pas avoir l’air d’avoir trop envie de me tirer.
– Tu as commandé tes devoirs de vacances ?
Ça, c’est bien elle, elle a l’air de s’en foutre comme ça, elle dit : « l’école, ça ne sert à rien » et puis elle est toujours à vérifier si j’ai pas fait de fautes sur le cahier et l’année dernière avant d’aller à la plage, il fallait que j’aie fait une page de ce foutu cahier de vacances avec des divisions à trois mille chiffres.
– J’y penserai.
Bill est redescendu avec moi. C’est sympa dans un sens mais j’ai horreur d’être avec lui : il marche pas, il se traîne, il met ses mains dans ses poches et puis il avance une jambe, il reste à rêver un moment comme s’il ne se rappelait plus qu’il est en train de marcher et puis il se rend compte, alors il avance l’autre et il oublie encore et ça recommence sans arrêt.
Là, j’ai failli faire la grosse erreur immense, à dix mètres de l’entrée du métro, j’ai mis la main dans ma poche pour sortir mon ticket juste au moment où Bill m’en a tendu un.
Il est gentil comme type parce que si s’avait été vrai que je les aie perdus, j’aurais dû faire le chemin à pied. Je lui ai serré la main et il est resté là à se dandiner. Il a un jean très serré et qui montre ses chaussettes tellement il est court. On peut pas dire qu’il soit à la mode, on dirait un vrai mendiant.
J’ai senti qu’il avait envie de me dire quelque chose mais il m’a fait un signe avec les doigts.
– So long Kid.
J’ai répondu la même chose. Ça veut dire « au revoir ». Il m’apprend des mots comme ça de temps en temps. Ça m’instruit.
Dans le wagon, il n’y avait presque personne et je me suis assis. Je serai à l’heure pour le rendez-vous.